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Les labyrinthes de la vie
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2 décembre 2019

D'autres millénaires (3)

La solution la plus simple, évidemment, était de décider lui-même. Il n’avait pas de territoire, n’appartenait à aucune dynastie, ne se reconnaissait dans aucune religion mais rien, aucune loi — il se renseigna auprès d’un cabinet de juristes — ne lui interdisait de décréter que son ère avait débuté neuf mille quarante ans auparavant — choisir comme repère sa date de naissance lui parut en effet une bonne solution — qu’il était donc né en l’an 9000 — chiffre qui avait l’avantage d’additionner dans une même symbolique calendaire les cinq planètes connues des anciens, les quatre saisons et les années bissextiles de l’ère Julienne — et que donc le chiffre officiel de l’année était actuellement pour lui l’an 9040. Il ouvrit donc un site sur Internet qu’il nomma être son royaume puis, s’étant nommé souverain absolu, en décréta les lois. La première fixa la date du début de son ère. Il ne lui resterait ensuite qu’à se trouver des ancêtres ce qui, chacun comme on le sait descendant d’une façon ou d’une autre d’Adam et, par transitivité de Long Shang ou de Charlemagne, ne devrait pas poser de problèmes insurmontables.

Ce choix apparut à Bréauté tout de suite frustrant : passer si près de l’an 10000 sans avoir la possibilité de connaître une différence de millénaire si symbolique car permettant d’augmenter ses dates de décès de deux chiffres au lieu d’un ne pouvait le satisfaire. Il estima raisonnable, dans le contexte médical, de penser que le changement de date devait se dérouler avant ses soixante-dix ans. Dans ce cas, l’an 10000 correspondrait à ses soixante-dix ans et sa naissance aurait eu lieu en l’an 9730. L’esprit humain est ainsi fait que les contrariétés les plus infimes prennent une importance démesurée. Ces deux contraintes contradictoires : faire débuter ce qu’il appelait désormais son ère sur un chiffre rond correspondant à son année de naissance et avoir, au cours de son existence, la possibilité de changer de millénaire, occupaient tous ses loisirs. Il étudia les systèmes calendaires, ceux basés sur la lune et ceux sur le soleil, les années de 354 jours, celles de 360 — chez les Babyloniens —, 361 — dans le calendrier Baha’i —, 364 — dans l’ancienne Irlande —, 365 — chez les Mayas —, 366 et 383 — dans certaines années lunaires —, mais si sa date de naissance était l’année 9000, que ses années soient de trois cent soixante jours et qu’il vive soixante-dix ans ne changeait rien à l’affaire puisque les deux systèmes restaient relatifs et que, pour résoudre cette contradiction il lui aurait non seulement fallu décider de l’origine, mais encore d’un double régime annuel des années : des années officielles et des années physiques. Ainsi, s’il décrétait 8900 comme année du début de son règne — en supposant toutefois que son règne commençât l’année de sa naissance — une de ses années physique devait valoir 1,714286 années officielles pour que, à soixante-dix ans physiques il entrât dans le onzième millénaire officiel. La solution ne lui semblât pas des plus naturelles.

Une autre solution était, ces mathématiques n’étant pas adéquates, qu’il décrétât lui-même de nouvelles lois. Plus exactement qu’il puisse définir un système qui, tenant compte des mois lunaires, des mois solaires, des jours solaires physiques, des jours solaires moyens, des compensations temporelles périodiques, lui permettrait de concilier l’inconciliable. Il s’y attela. Quand il décéda, rongé d’angoisses, usé par les tranquillisants, l’horloge de son site affichait un temps aléatoire : l’année était 4321, la mémoire des faits de son royaume indiquait 87031 changements de millénaires. De son âge et de son existence, rien d’autre n’était dit.

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