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Les labyrinthes de la vie

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3 février 2020

El Che (23)

Il y a les élèves de l’École Normale qui ont fini de tourner sur leur plateau (faut bien donner leurs noms aux choses…). Des groupes se forment :

-       ceux qui vont faire une partie de handball

-       ceux qui ne veulent pas y participer

-       ceux qui se veulent sportifs

-       ceux qui se veulent plutôt intellectuels

-       ceux qui forment exception et qui se rattachent tantôt à un groupe, tantôt à l’autre (du genre « mens sana in corpore sano » comme disait je ne sais plus qui mais ça n’a d’ailleurs ici aucune importance… on parle de tant de choses que l’on ne connaît pas ou que l’on connaît si mal que c’est tout un. Et puis, après tout j’ai le droit d’aimer les formules latines. Lapidaires, elles sont lapidaires comme dit madame Dubreuil qui n’en perd pas pour autant son charme, même que Bonnafoux — mon voisin de classe — et moi nous faisons souvent des paris à qui verra le plus haut sous ses jupes, nous obligeant ainsi à inventer des tas d’astuces du type « crayon-qui-roule-sous-le-bureau » ou « craie-tombée-devant-l’estrade » ou « chute-malencontreuse-dans-les-escaliers » ; tellement qu’une fois, alors qu’elle s’asseyait dans sa voiture, Bonnafoux s’est foulé un poignet à vouloir plonger « accidentellement » plus vite. Il y a gagné une dispense de devoirs de quinze jours mais il paraît que ce qu’il a vu en valait la peine).

Ces polyvalents ne peuvent être que des faux-jetons. Je n’ai pas confiance. Enfin, l’espèce existe, incontestable… Nous en avons deux comme ça dans notre classe, Boudon, fils du libraire de la rue de l’ormeau et Carles. Mais celui-là c’est plus normal, il est déjà un peu du métier, son père enseigne les sciences naturelles et sa mère est institutrice. Avec une hérédité pareille, il aurait fallu qu’il soit très doué pour s’en sortir.

Bon…

Revenons à nos groupes d’élèves.

Pour l’instant je néglige ceux qui jouent au handball. Un de ces jours je découperai un compte-rendu sportif consacré à ce jeu et je l’insérerai ici.

Les autres se groupent et se dispersent. C’est-à-dire qu’ils forment plusieurs petits groupes dispersés. Vu d’ici, c’est très net. Mais il y a aussi ceux qui vont dans le bosquet qui entoure l’école. Ceux-là, je ne les vois plus. Je ne m’en plains pas : autant d’actions en moins à rapporter.

 -       Alors c’est entendu, c’est pour ce soir…

-       D’ac…

-       On attend que tout le monde dorme dans le dortoir, et on se retrouve devant la porte de la chaufferie.

-       On passe par la fenêtre du premier ?

-       Comme tu veux…

-       On ferait mieux de ne pas tous sortir par le même endroit.

-       D’accord, Lefranc sort par la fenêtre du premier, Jaunet par celle de la classe des troisièmes années, Lucien par le réfectoire, moi par une chambre des quatrièmes années. Ce soit ils vont au ciné, c’est Barraque qui me l’a dit… Ça va comme ça ?

-       Oui

-       D’accord

-       Bon, maintenant on ne se parle plus de la journée.

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31 décembre 2019

El Che (22)

Il y a, au sous-sol de l’école une salle de douche rudimentaire, collective, sans cabine, sans séparation d’aucune sorte où tous, tous nu, se lavent. Quand j’étais à l’école primaire, c’est là que l’instituteur nous amenait après les séances de sport. Il fallait se mettre nu devant tous les autres. Au début ça m’ennuyait beaucoup ; après ça me plaisait plutôt : on pouvait comparer les anatomies, même si, à notre âge, elles étaient rudimentaires, j’y ai appris pas mal de choses et on se mesurait lorsque le maître tournait le dos. Bien sûr, jamais je ne l’ai dit à la maison, père m’aurait peut-être — sûrement…— fait dispenser de sport, mère aurait bien su trouver un médecin pour certifier que j’étais trop faible, que je pouvais aller avec les autres en « plein air », mais que je ne pouvais pas jouer avec eux, qu’il fallait éviter de me fatiguer, me faire suer. Ça aurait supprimé les douches corruptrices (comme ce jour de ma cinquième — ou sixième…— année où elle m’a surpris jouant au docteur avec la fille d’une de ses amies, lui faisant des piqures sur les fesses, baissant pour cela sa culotte. A la suite de quoi elle a fait en sorte que cette amie ne vienne plus à la maison avec sa fille disant que cette petite était de la graine de traînée, que ses parents feraient bien de la surveiller s’ils ne voulaient pas avoir des ennuis plus tard, sans d’ailleurs préciser lesquels…)

Il y a la petite rivière qui traverse la ville avec ses petits ponts épatants.

Il y a la pointe droite du clocher que la caresse du soleil fait rosir.

Il y a le professeur de latin qui descend l’allée Piancourt sur son vélo grinçant.

Il y a quatre séminaristes qui traversent la rivière sur le pont roman.

Il y a des forains qui commencent à s’installer sur la place du Foirail.

Il y a un chat qui se faufile entre les buissons de l’allée du jardin à la recherche de nids d’oiseaux.

Il y a une gamine qui saute à la corde dans la cour de sa maison.

Il y a au-dessous de moi des bruits de maison qui s’éveille : bols, casseroles, toux, grincements de chaises sur le sol.

Il y a un vol de corbeaux qui découpe l’espace céleste en tranches.

Il y a une vieielle femme toute courbée qui descend les dix marches du perron de la cathédrale.

Il y a une cloche qui sonne les heures.

Il y a un sifflet de locomotive et le passage à niveau de la Roubeyrolle qui se ferme.

Il y a un pêcheur qui pêche les pieds dans l’eau.

Il y a des enfants qui se dirigent vers l’école primaire.

Il y a des consommateurs qui sortent en discutant du café de la Paix.

Il y a une petite auto grise qui descend lentement la rue Notre-Dame.

Il y a, sur l’arbre en face de ma fenêtre, une pie qui jacasse.

31 décembre 2019

L'écriture de la mémoire (2)

Il interrompt encore mais, cette fois, prend davantage le temps de lire… Il aime bien la confusion dans l'énoncé des thèmes : externe, interne ; confusion grotesque de l'univers carnavalesque, désarroi d'une introspection qui ne parvient pas à se définir ; silence, bruit ; arrêt, mouvement… Comme à travers un prisme il reconnaît son style, les mots qu'il a choisis avec attention, quelques uns des concepts qu'il a prédéfinis. C'est bien sa « voix » mais un peu déformée, comme enrouée. Il manque un fil à cette confusion. Il change quelques paramètres, introduit, dans la thématique, un entrecroisement impair des thèmes, enrichit les dictionnaires, modifie quelques règles syntaxiques… Dans l'au-delà abstrait des mots où il se situe, le plaisir d'écrire devient plaisir de penser, d'imaginer les écrits possibles, les configurations de récits et de lieux, la variabilité des circonstances et des personnages. Il aime l'idée que chacun des récits programmés pour son ordinateur est un récit unique qui, à moins d'être imprimé une fois pour toutes, ne pourra plus jamais être lu par quiconque. Il reste seul face à ses mots, n'écrit pas mais rêve ses écrits du monde et faute de pouvoir rêver le monde, c'est l'ordinateur qui l'écrit. Un mot quelconque, comme « grâce », n'est pas une qualité particulière, mais un infini de possibles s'étendant dans toutes les directions du sens, ne pas le matérialiser dans une signification fixe lui est une profonde jouissance, un plaisir complet qui le coupe pour un temps du monde le laissant face à face au seul monde des mots.

La nuit est tombée, son verre d'alcool est fini, il croise les mains derrière la nuque, aspire par le nez une grosse prise d'air, place sur sa chaîne la symphonie n°5 de Mahler et, sur les premières notes de la Trauermarsch, relance son ordinateur, décidé, maintenant, quoi qu'il s'écrive, d'attendre la réalisation complète d'un récit…

Il lit :

La mémoire des mots, N°105

Tout texte demande un début, un mot initial… Lui aimerait savoir ce qu'est l'amour. La journée est merveilleuse mais l'important est dans le regard, non dans ce que l'on regarde.

Comment dire ? Il doit commencer. Il le doit ! Ses mots se battent toujours… Il ne sait pas trop ce que sont les mots, il sait qu'il les utilise, qu'ils ont une forme, une longueur, une sonorité… et encore ?… Il ne sait pas très bien ce que cela signifie, il ne sait même pas vraiment ce que "signifie" signifie. Il doit commencer, il le doit ! Se pourrait-il qu'il ait toujours besoin d'amour ?… Comment dire !… Son amour des mots est si grand qu'il le rend parfois dyslexique. Il les aime trop. Le hasard seul lui donne son premier mot : "charme"… Pourquoi "charme" ?… Il ne saurait le dire. Ses mots n'ont vraiment de sens que par ce qu'il croit en savoir. De même qu'il ne "sent" pas vraiment, nul ne peut dire si sa pensée est une pensée réelle. Un faisceau de regards pèse sur lui. Pourquoi pas celui-là ? Il veut toujours choisir. Pour commencer, il voudrait parler d'une belle journée. Il commence… Le mot "élégance" surgit de sa mémoire, puis "beauté" et "amour"… Il aime beaucoup trop ses mots pour eux-mêmes… Pourquoi pas celui-là ? Sa construction des faits doit être exacte car il n'existe que par l'écrit qu'il livre : il va parler d'une "femme", de "cette" femme-là…

 

31 décembre 2019

El Che (21)

Maintenant il y a les oiseaux qui profitent de la solitude temporaire du parc pour visiter les allées, picorer les noisettes perdues, sautiller sans raisons apparentes, simplement parce qu’ils vivent, qu’il y a des choses d’ici de là… Je ne suis même pas sûr qu’ils savent ce que c’est que vivre, qu’ils ont une conscience de ça, comme moi qui m’empêche d’être, simplement être, parce que je sais ce que c’est qu’être et que je m’interroge sans cesse là-dessus. J’en ai déjà parlé… sans doute, bien sûr, mais ce n’est pas encore suffisant, faudra que je revienne là-dessus, encore et encore. Mais pour l’instant, je ne veux pas me laisser déborder par le monde que je décris et je ne peux trop m’en éloigner…

Bruits de casseroles à la cuisine, en bas, dans le silence de la maison : Léa fait la vaisselle du déjeuner. En traînant ses savates de feutre. Du moins je le suppose même si je ne l’entends pas car ses pantoufles sont faites pour ça, pour qu’on l’oublie, qu’on n’entende pas la bonne vaquer à ses diverses occupations. Ça pourrait indisposer père qui, d’ailleurs, va partir parce que je le vois tourner autour du garage. Je ne sais pas pourquoi…

Y a des tas de choses qui se passent à la fois et que je n’arrive pas à saisir dans l’instant, sur lesquelles il faudrait revenir mais qui ne seront jamais plus tout à fait les mêmes, qui ne se reproduiront certainement plus jamais, perdues, perdues pour la mémoire et la mémoire du temps, perdues pour la conscience. Après tout !…

Il y a le chien braque qui traverse l’allée en trottant.

Il y a une vieille Dauphine Renault qui descend le boulevard Britexte passant devant l’École Normale d’instituteurs.

Il y a deux motards qui sortent de la cour de la gendarmerie.

Il y a des élèves qui, dans la cour de l’École Normale, semblent assister à une leçon de gymnastique, courant les uns derrière les autres dans une espèce de chaîne circulaire, tantôt vite, tantôt lentement, tantôt s’arrêtant pour exécuter divers mouvements que d’ici je distingue assez mal mais qui, cependant, pratiquant moi-même ce genre d’exercices lorsque je ne sèche pas les cours de gymnastique, je devine. Ils s’immobilisent, jambes écartées et font des espèces de grands moulinets avec les bras ; ou bien, jambes écartées, raides, balaient le sol de la pointe de leurs doigts, s’étirent les muscles des cuisses, s’assouplissent le dos, sautillent sur place, lèvent les genoux le plus haut possible, s’allongent sur le dos et pédalent dans le vide, repartent en marchant, expirent, respirent profondément, courent, sautent, rampent, bavent, crachent, respirent, reniflent, râlent… Tout à l’heure ils vont arrêter. Ils feront une partie de foot, puis rentreront dans les bâtiments. Ils se doucheront. Tous nus, tous ensemble… Du moins c’est ainsi que je les vois.

29 décembre 2019

L'écriture de la mémoire (1)

"Quand s'approche la fin, écrivit Cartaphilus, il ne reste plus d'images du souvenir, il ne reste plus que des mots."

 Jorge Luis Borges. L'Immortel (L'Aleph)

 

D'abord, généralement en début de soirée, il se déshabille, ne mettant que son pantalon de pyjama il reste torse nu, se verse avec gourmandise un petit verre de williamine, programme quelques disques de musique classique — «sonate pour violon et piano» de Chostakovich, «concerto grosso N°2» de Schnitke… — feuillette quelques ouvrages récents, regarde, sans but précis, par sa fenêtre sur la rue et s'installe enfin à sa table de travail. Il allume alors son ordinateur. Pendant les quelques secondes où sa machine s'échauffe, il a le regard vague, dirigé parfois vers un des tableaux accrochés à ses murs, parfois seulement vers le plafond, rarement sur le vide de l'écran.

Quand tout est installé, qu'il a étiré ses bras, étendu ses jambes, redressé son dos, alors, d'une simple pression sur une touche, il ordonne à son ordinateur de commencer à écrire : sur le fond bleuté de l'écran rectangulaire s'affiche un début de texte… Il lit…

La mémoire des mots, N°103

Il aime ce lieu, il aime bien la sonorité de ce lieu, sa rondeur voluptueuse, sa franchise sonore. Le carnaval de grâce.

Bien qu'il ne s'attarde pas à l'analyse, divers détails, dans cette esquisse de récit, surtout dans la deuxième phrase, trop symboliste et métaphorique, ne lui conviennent pas vraiment. Une première fois il interrompt sa machine, la relance aussitôt. Un second texte efface le premier :

La mémoire des mots, N°104

Même réaliste, tout récit se construit sur d'autres critères que ceux du réel lui-même. De leurs fenêtres, de nombreux photographes mitraillent la foule. Ça ne colle pas bien, il hésite entre ses mots…

Un loup bipède, bave à la mâchoire, viande sanguinolente à la main, poursuit, de ses assiduités obscènes tout ce qu'il juge être une femme. Il n'a pas de raison profonde de choisir « Prince » plutôt que « Cosaques », car si le réel, d'une certaine façon, le guide, il dispose d'une large marge d'autonomie… A cause de la forme même du mot, c'est « Prince » qu'il retient. « Prince » se présente. Il aimerait comprendre vraiment tout cela, analyser finement ce qui se passe, mais il n'est pas fait pour l'introspection : tout sentiment évanescent, désordonné, ou approximatif échappe à son fonctionnement profond. Il aimerait tant savoir ce qu'est vraiment un mot, d'où vient ce plaisir étrange que l'on en tire et pourquoi leur mise en relation produit des effets si divers. Le hasard seul lui donne son premier mot : grâce… Pourquoi grâce ?… Il ne saurait le dire. Depuis le masque s'impose la violence extrême d'un regard perdu. Dans le visage figé de carton, derrière le trou des yeux, il devine un regard d'une obsédante intensité… Il n'a que d'excellents souvenirs de cette ville, et surtout de son carnaval… 

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29 décembre 2019

El Che (20)

Chapitre II : Où commence vraiment notre récit :

Mathieu Merle avait bien compris la déclaration de guerre de Marie de Crussol, comtesse de Peyre. Aussitôt sorti de la pièce principale du château, il avait réuni ses hommes et recruté (sans difficulté en ces temps de trouble) une excellente troupe de protestants fanatiques. Ce fut un raz-de-marée sur l’Auvergne. En trois ans, il s’était emparé d’une bonne dizaine de places fortes où il s’était solidement établi et que, malgré les édits de pacification, il refusa de rendre. Il tint ainsi plus de cinq ans. Il fallut l’arrivée en Auvergne de l’artillerie du duc d’Anjou pour le forcer à déloger. Alors, toujours poussé par son désir de vengeance, guidé par sa haine des catholiques, il entraîna sa féroce bande de soudards sur les terres du Gévaudan.

En cette nuit du 14 octobre 1577, les troupes de Mathieu Merle bivouaquent dans les bois de la Boulène.

La nuit est humide, du sol, à hauteur des premières branches de pin, des nappes froides de brume, faiblement orangées par les flammes, se figent autour des foyers où, par petits groupes, certains couchés et même parfois endormis, certains assis sur des souches, des selles ou des troncs d’arbres abattus, quelques uns même débouts, des hommes tentent de se réchauffer tendant leurs mains aux flammes, rentrant la tête dans les épaules, s’enroulant dans des capes de laine grossière, se serrant les uns contre les autres, animaux inquiets d’un troupeau abandonné dans la campagne.

Plus loin, dans cette nuit d’octobre 1577, hors de la clairière, groupés sous la garde de quelques hommes, dans les odeurs de champignon et de pourriture du sous-bois, des chevaux qui, par instants, s’ébrouent, se déplacent calmement, tapent du sabot le sol couvert de mousse, brisent des branches basses, mâchent quelque brin d’herbe piqué çà et là.

Plus loin encore, hors de vue du campement, quelques hommes isolés, en sentinelle, surveillent le chemin qui, de Mende, traversant les bois, monte vers le village de Ribennes.

Plus loin encore, seul, dressé près de la source, scrutant la saignée du ruisseau, Mathieu Merle, s’efforce à deviner les murailles de Mende, à saisir, dans la limpidité froide de cette claire nuit d’automne, un reflet de lune sur les hautes pointes aiguës des clochers, n’y parvenant pas cependant, imaginant les hautes murailles veillées par dix neuf tours seulement percée de cinq portes, sûres de leur récente réfection, pensant au fossé qui enserre le tout, aux provisions dont regorgent les greniers, aux hommes d’arme de Philippe de Boisverdun, à la multitude des prêtres qui s’abritent là, à la richesse de cette église qu’il déteste, à la difficulté qu’il y aura à s’emparer de tout cela… Et le poing se crispe sur sa dague, ses traits durs se durcissent, ses mâchoires se crispent dans ce désir de conquête, de vengeance et de richesse mêlés, désir de puissance, volonté d’imposer sa force, sa haine et sa foi à ceux-mêmes qui se croient les moins menacés.

27 décembre 2019

El Che (19)

J’ai arrêté d’écrire. Vingt-quatre heures… Je me suis reposé, mes crampes à la main droite devenaient gênantes. Enfin j’ai essayé de me reposer. Je ne me suis pas vraiment reposé. Le jeudi, j’ai plein de choses à faire. De plus il me fallait préparer ma maladie (j’ai opté pour une indigestion, provisoirement, pour parer au plus pressé) : j’ai fauché un des gros cigares de père, ceux qui sont enfermés dans des tubes métalliques, eux-mêmes enfermés dans un coffret de bois précieux — c’est mère qui dit ça—, enfermé lui-même dans le tiroir central de son secrétaire, caché derrière la tablette-écritoire. Bien protégés : il y tient, beaucoup. Traditionnellement les employés du tribunal lui en offrent une boîte à Noël, douze cigares, toujours les mêmes, ils doivent lui tenir un an, plus si possible pour ménager l’avenir, alors il en prend soin. Bien sûr, parfois, il y a des circonstances pénibles, par exemple des fins de repas où il se sent obligé d’en offrir à des invités qui se croient obligés d’accepter. Ils n’apprécient pas vraiment mais acceptent. Moi, bien sûr, je n’y ai pas droit… Je m’en fous, je n’aime pas, ça me fait vomir.

Justement, ça me fait vomir, c’est pour ça que j’en ai fauché un de ses cigares. Facile – malgré tous les obstacles, il y a longtemps que j’ai fait faire un double, par Girbal, le fils du serrurier (je lui avais passé mon brouillon de compo en cours de catéchisme), des clefs principales de la maison. On ne se fréquente pas vraiment avec Girbal, c’est un roturier… Enfin… La politique commande parfois des mésalliances. J’avais pas le choix… Maintenant, j’ai les clefs. Elles me sont assez utiles : pour vendre des tuyaux aux copains dont les parents sont en procès. La plupart du temps. Mais aussi pour connaître les rendez-vous de père – ses rendez-vous d’affaire, bien sûr – et savoir quand je peux penser être tranquille, de quelle heure à quelle heure. Il est très méticuleux, note tout sur son agenda enfermé dans son secrétaire. C’est bien utile qu’il soit ordonné, surtout pour moi en ces circonstances.

Donc…

Donc à quatre heures, indigestion, en plein goûter familial, une bonne mise en scène, efficace. L’inconvénient, c’est la diète. Enfin… tant pis, j’irai à la cuisine dans la nuit. On m’a mis au lit, voilà, aujourd’hui, pas de lycée… J’ai donc pu me remettre à travailler à ma fenêtre comme je le souhaitais.

Mère m’a monté une tisane de boldoflorine comme déjeuner. Elle a dit : « c’est une crise de foie ! » Va pour la crise de foie. Elle m’a apporté en même temps le feuilleton de Lefol découpé dans le Midi-Libre de ce matin. Hier on en avait parlé, j’avais dit que je le trouvais très intéressant, que c’était justement l’époque qu’on étudiait en histoire, que le professeur nous l’avait recommandé, que je voulais prendre des notes… Le grand jeu. Classique. Ce qui est vraiment vrai, c’est qu’il m’intéresse…

22 décembre 2019

El Che (18)

3.Toute description provoque en nous une impression globale dominante qu’il faut faire sentir au lecteur.

Chez moi, c’est une impression de désordre, de confusion… de vie… Je pense qu’il en est ainsi. Non que ce soit vraiment ce que je veux mais, à me relire, ce que je voudrais… Ce que je voudrais c’est une impression de régularité, calme, monochromie. Un paysage vide endormi à l’aube ou un animal qui dort, paisible, un chat enroulé sur lui-même, tête dans queue attendant la main pour la caresse. Peut-être qu’alors un ou deux mots suffiraient, par exemple : dans le calme du matin la petite ville s’éveille ou, plus philosophique, rien ne se passe ici qui ne s’y soit déjà passé, chaque matin se réveille dans les pas de celui qui le précède. Mais alors mon frère risque une mauvaise note, trop court. Pourtant, pour rendre ce que je vois de cette fenêtre, le mieux serait encore la page blanche ou pas totalement blanche, un mot, habitude ou silence… Je ne sais pas. Faut trouver un équilibre.

A ces trois règles, madame Dubreuila ajouté deux conseils. Elle a bien précisé que ce n’étaient pas des règles, mais des conseils. C’est souligné de deux traits rouges dans le cahier. A l’époque, je traînais toujours des crayons de couleur en classe et je soulignais, je soulignais… Un vrai régal, des traits de toutes les couleurs. Chacune avait alors une signification bien précise. J’ai oublié. Et même si je m’en souvenais, nous ne serions pas beaucoup plus avancés. En tous cas, le rouge c’était sérieux, solide, important, fondamental, à ne pas oublier, formule à retenir le plus longtemps possible. Après ? Le rose ? Toujours est-il que Madame Dubreuil aimait bien ces traits de couleurs, ça donnait un aspect plastique à mes cahiers, un peu art moderne (ou contemporain ou post-moderne allez savoir). C’est plein de « bien » dans les marges, avec des dates et une jolie signature fine, nerveuse, racée, féminine. Le professeur d’allemand ne devait pas s’ennuyer. Homme à fine moustache, élégant. Il avait une vieille voiture vert-poire, ce qui lui ôtait une part de son charme, mais tout de même, sans sa voiture, il était attirant. Du moins il m’attirait. Il est parti. Des ennuis. On dit en ville qu’il a eu des ennuis, on le dit aussi au lycée. On n’en sait pas plus, on murmure, puis on oublie. Les Dubreuil aussi sont partis, l’an dernier. Le professeur d’allemand c’était il y a deux ans. Enfin, moi, tout ça, ça ne m’intéresse pas vraiment. Ce qui m’intéresse, ce sont les règles et leurs conseils.

Conseil n° 1 : décrire n’est pas énumérer.

Conseil n°2 : il ne faut vouloir ni tout dire à la fois, ni tout dire à la suite.

C’est tout. Après il n’y a plus rien. Du moins en ce qui concerne la description. On passe tout de suite à la narration et ce n’est pas mon propos. Même s’il est difficile d’y échapper totalement. Peut-être plus tard. « Ultérieurement » comme dirait père. Si je raconte les amours de Madame Dubreuil par exemple et comment on s’arrangeait pour suivre la voiture vert-poireau du professeur d’allemand autour de la ville (une couleur pratique pour la filature…)

22 décembre 2019

El Che (17)

Faut trier, « ce qui frappe le plus ». Vite dit. C’est accorder plus d’importance à telle ou telle chose, tel ou tel événement, au détriment des autres. Une forme de racisme, un préjugé, je n’aime pas ça du tout. Non que je sois tellement soucieux de la « vérité ». Je m’en fiche. Mais par principe. Seulement par principe. Je ne transige jamais sur mes principes. C’est comme ça. Je ne sais pas lequel, mais par un principe quelconque : tout événement a autant d’importance qu’un autre. Une forme d’égalitarisme élémentaire devant des faits dont on ne sait jamais quand ils se produisent les effets qu’ils peuvent engendrer. Par exemple, rue du Chaptal, en ce moment, je vois un chien qui traverse devant la librairie. Je le note ou je ne le note pas ? Si je ne le note pas et que ce chien décide de mordre les mollets de la jeune femme qui sort de chez elle avec la poussette de son premier enfant (garçon ou fille,  je devrais savoir…), que ce fait provoque le lâcher momentané de cette poussette, qu’à ce moment la camionnette du boucher arrive et renverse la poussette, je manque un fait majeur qui influe sur toute la série des faits à venir… Ou alors faut que je me donne une heure précise : je décris ce qui se passe à 9 heures 21 minutes 13 secondes, mais j’ai à peine noté une lettre qu’il est déjà 14 secondes. La course contre le temps est perdue d’avance. Écrire est condamné à l’échec. Il faut transiger.

2.Pour bien observer, retenir, sentir, il faut faire appel à ses sens.

Voilà qui est bien dit. Clairement. Le malheur est que j’oublie toujours, parfois deux — ou trois — sens. Ainsi tout à l’heure j’ai oublié de donner l’odeur du matin quand j’ai ouvert la fenêtre. Évidemment ce n’est pas facile, mais si on ne veut faire que ce qui est facile, où allons nous ? Donc, essayons : une odeur légèrement humide, très fraîche, un peu sucrée, quelque chose de très doux, presque fade, un mélange de fragrances de foin, d’herbe fraîchement coupée avec un zeste de champignon, de sous-bois. Une dominante des pins, peut-être, très forts en parfum, une senteur épicée, agaçante qui finit par devenir trop présente et dont on voudrait alors se défaire pour se laisser imprégner par les autres senteurs. Rien à faire. Alors on s’y fait (on se fait d’ailleurs à tellement de choses que ce n’est pas la peine d’insister sur cet aspect tragique de l’existence). Mais comment dire une « odeur de champignon », ce côté à la fois lourd et fleuri mais de fleurs chargées en odeurs : roses, camélias, rhododendrons. Vous voyez ce que je veux dire… Enfin presque car aucune odeur n’est pareille et que deux roses n’émettent pas les mêmes effluves… Insoluble, indescriptible… Et je n’ai pas pris le temps en compte : l’odeur de l’ouverture de ma fenêtre n’était plus la même quelques secondes plus tard et la montée du soleil a fait monter les fragrances chaudes, et atténué les fragrances vertes… Enfin…

C’est vrai que j’ai surtout privilégié la vue et négligé les autres sens. Tout est à refaire si je veux en tenir compte. Le toucher par exemple, la sensation de fraîcheur sur mon visage…

Je commence à avoir mal aux reins d’être assis à ce bureau, un peu courbé, il est un peu trop bas pour moi. Mais c’est un détail, un de plus, et je ne crois pas qu’il concerne mon propos… Quoique !… Le jardinier du couvent qui vient nettoyer les plate-bandes de leur jardin, sous ma fenêtre, au pied des quatre marches de la terrasse, c’est aussi un détail. Un sale type. Trop humble. On lui mettrait le nez dans la merde qu’il dirait encore merci et vous lècherait les bottes. Et laid, incroyable. Enfin, passons.

21 décembre 2019

El Che (16)

Il faut que je me fixe des limites précises, un cadre à respecter… Par exemple, je pourrais me baser sur ces règles de la rédaction qui m’ont été dictées en cinquième (Madame Dubreuil, une sacré jolie femme, je crois même qu’elle était la maîtresse du professeur d’allemand, mais ça !…). Je les ai quelque part sur mon cahier de cette année-là dans le tiroir de gauche de mon bureau, le plus profond, celui des archives.

Règles d’écriture :

1.Pour bien décrire il faut apprendre à bien observer, à bien sentir les détails qui frappent le plus.

Commentaire : ça semble sans réplique, clair, presque évident. Quoi qu’il en soit, c’est maintenant trop tard pour apprendre à observer et, même si c’était possible, il faudrait s’entendre sur les termes « bien » et « observer », « bien » et « sentir ». Dès qu’il y a un mot en effet, des difficultés se présentent. Terrible… Aucun mot ne veut vraiment dire une chose, toujours une chose et un ensemble d’autres. Alors, on fait semblant de se comprendre et ce sont des dialogues de sourds. Chacun gesticule en vain de son côté. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Évidemment, puisque… Ou plutôt si, je sais que ce n’est pas possible, pas vraiment. Chaque fois que j’ai essayé de discuter, ça a été un échec. Le mur… Tant pis. On n’a qu’à faire comme si on se comprenait, comme d’habitude, alors, pourquoi ne pas continuer ? Tout bien pesé, restent les détails, ils ne m’aident pas beaucoup, au contraire, c’est à cause d’eux que je m’égare.

Si je me mets à parler du vendeur de journaux qui, à bicyclette, remonte le boulevard Britexte (quel drôle de nom pour un boulevard…) et s’arrête, comme chaque matin, à l’hôtel du Lion d’Or, accotant son engin au crépi du mur — qui, à cette hauteur, est jaune ocre, plus haut jaune plus clair — et qui va déposer une dizaine de Midi-Libre, un Figaro, un Le Monde, un Lozère Indépendante et, aujourd’hui, parce que c’est jeudi, un Paris-Match et un Spirou puis ira boire un Casanis au comptoir, parlant au garçon du temps qu’il fait, de celui qu’il faisait hier, peut-être de celui qu’il devrait faire demain, des perspectives que cette météorologie laisse entrevoir pour la pêche à la truite, au goujon, pour les champignons ou les matches de football de l’équipe locale ce qui, si le garçon est ce jour-là en verve — ou inoccupé — introduira une série de pronostics et d’appréciations plus ou moins flatteuses sur l’équipe locale. Si je fais ça, il faudra alors que j’explique pourquoi il est comme ça, pourquoi il s’intéresse à telle ou telle chose plutôt qu’à telle autre, pourquoi on ne l’écoute pas vraiment et par suite pourquoi il rentre saoûl chez lui tous les soirs, donc les réactions de sa femme, le comportement de ses deux enfants — deux garçons —, les actes des voisins, etc. Une suite ininterrompue de causes, conséquences, de causes-conséquences, (et inversement), un enchevêtrement dramatique et inextricable qu’il faudrait dénouer, remontant fil à fil pour éclairer la situation. Seuls les personnages de romans vivent sur des trajectoires simples ou les événements présentent une logique cohérente, celle qui sert à l’auteur pour démontrer sa puissance divine, la capacité qu’il a à mettre en perspective les fondements des existences qu’il présente. Mais je n’écris pas un roman…

Et le livreur de journaux n’est qu’un détail, parmi d’autres. Par exemple, une fenêtre de la mairie qui s’ouvre. Sûrement celle de la salle de réunion que je connais bien parce qu’un de mes amis est le fils du concierge… ou encore le groupe d’enfants qui remonte le chemin du Clapier vers l’orphelinat ou, peut-être, vers Chapelierou…

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