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Les labyrinthes de la vie
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23 novembre 2019

La solitude (2)

René Retz se sentait peu à peu gagné par une certaine mélancolie : il se dit qu’il n’était pas là pour ça et, d’autant que la foule des touristes commençait à envahir l’espace de la coupole, qu’il ferait bien de se décider à gagner le lieu du festival où il devait prononcer sa conférence. Il prit l’ascenseur, s’étonnant encore, alors qu’il était censé parler des nouvelles possibilités de communication offertes par les réseaux numérique, de devoir se déplacer en personne de Paris à Berlin alors qu’il lui aurait été possible de faire sa conférence à distance et même, avec une simple webcam, de prolonger son séjour au Weisshorn pour parler devant le décor idyllique de la terrasse de l’hôtel. L’homme est un être de contradictions : René savait depuis toujours qu’il était inutile d’essayer de trouver une logique à ces comportements. D’ailleurs, s’il se déplaçait aussi souvent à travers le monde, c’était bien parce qu’il y avait dans la présence une force, presque un fluide, que la transmission technique échouait encore à diffuser. Non seulement il avait appris à en tenir compte mais il devait aussi s’avouer que ces multiples déplacements dans l’immense tramail du monde n’étaient pas pour lui déplaire car il y trouvait toujours de la nourriture pour son imaginaire et des lieux pour son besoin de recueillement.

Ainsi, René Retz n’était pas pressé : sa conférence n’étant prévue que pour la fin de l’après-midi, il marcha d’abord un peu au hasard dans le réseau des artères de l’espace urbain qui, pour l’essentiel, échouait à constituer une ville tant chacun de ses quartiers avait une allure particulière. Il allait au hasard, choisissant les rues qu’il allait prendre uniquement parce que leur nom, pour une raison ou une autre, lui paraissait intéressant. L’esprit de l’homme est un lacis de liens où, sans qu’il comprenne toujours pourquoi, tel mot, telle idée, renvoie, à tel moment, à telle autre définissant autant de trajectoires distinctes qu’il se plaisait souvent à suivre : la Kochstrasse lui faisait penser au bacille de Koch et il chercha au long de ses façades un signe qui confirmerait ou infirmerait son intuition jusqu’à ce qu’il aboutisse au Martin-Gropius-Bau qui lui fit changer d’idée l’amenant à prendre la petite Zimmerstrasse au nom si reposant puis la Lindenstrasse où il chercha en vain quelque tilleul. Il découvrait ainsi — peut-être imaginait — le long de son parcours des traces d’une histoire plus ou moins récente pensant que le mur devait passer là ou là, que tel ou tel homme célèbre avait dû, comme lui, traverser tel carrefour ou s’asseoir sur tel ou tel banc… Vers quatorze heures il se trouvait ainsi Wartburgstrasse, se demandant si cette rue était bien dédiée au grand linguiste, lorsque, pour manger une salade, il entra dans un café au cadre très “ bauhaus ”. Le public était jeune, majoritairement masculin, le décor élégant, la nourriture copieuse et honnête. Lorsqu’il eut fini de manger, il eut envie d’aller aux toilettes ; il passa alors devant un présentoir portant des revues gays et lesbiennes ainsi que de nombreuses cartes postales publicitaires. René avait depuis longtemps pris l’habitude d’utiliser de telles cartes, soit parce qu’il les trouvait au fond plus originales que les sempiternelles vues de monuments, de costumes folkloriques empesés et trop propres ou de ciels bleus sur des bords de rivières, soit parce que, pratiquant occasionnel du mail art, il les utilisait comme matière première pour des collages épistolaires. Il en prit quatre ou cinq — selon son habitude en plusieurs exemplaires —, mais une d’entre elle retint particulièrement son attention : c’était la publicité d’un groupe de percussionnistes contemporains, le “ drumming quartet ”. Sur un fond rose fluo, les quatre jeunes hommes, derrière un vibraphone, étaient photographiés de face. René Retz était presque sûr que deux au moins de ces quatre jeunes gens n’étaient autres que ceux qui avaient improvisé lors de la soirée du Weisshorn. Cela ne l’étonna pas outre mesure, il savait par expérience que toute vie d’homme est ainsi faite d’un entrecroisement de rencontres, d’événements apparemment fortuits où, dans les hasards de leurs tissages, finissaient par apparaître des figures révélant le sens spécifique d’une vie singulière. Bien que non superstitieux, il voyait là des signes et des symboles et s’était même construit une théorie probabiliste selon laquelle chaque être humain est pris dans un filet de relations sociales, culturelles, économiques et idéologiques qui l’amènent nécessairement à devoir se trouver, un jour ou l’autre, dans telle ou telle situation. Toute vie, selon lui, constituait le sous-graphe d’un immense graphe fini dont plusieurs des nœuds étaient communs à d’autres. Il était donc inévitable que certains de ces nœuds, plus spécifiés que d’autres soient des lieux de rencontres privilégiés qui, s’ils paraissaient étranges à la plupart des individus, n’en étaient donc pas moins prévus par la théorie. En conséquence, il ne s’étonnait jamais de rencontrer à Samarkande ou à Macao un ami — un voisin ou un professeur — qu’il n’avait pas revu depuis son enfance mais dont les attaches ne pouvaient pas ne pas les amener un jour en ce lieu. Le reste n’étant qu’une question de contingences, il suffisait de savoir exploiter les signes pour en augmenter les probabilités. Cette théorie — qu’il appelait la “ théorie des dépendances ” — était d’ailleurs une de celles qui nourrissaient ses conférences. Aussi, comme la carte portait une adresse internet, il se servit de son ordinateur portable pour, leur expliquant la situation et leur demandant s’ils avaient été au Weisshorn, envoyer un courrier électronique à ces musiciens.

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