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Les labyrinthes de la vie
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28 novembre 2019

L'auteur (3)

J'étais presque comblé. Les résultats dépassaient mes attentes. Si certaines des productions me laissaient vaguement insatisfait (« amour, folie aimable ; ambition, sottise sérieuse » ou « nous promettons selon notre amour et nous tenons selon notre sottise »...), j'éprouvais cependant une joie réelle à la lecture toujours renouvelée des maximes s'affichant imperturbablement, toutes les trois secondes, sur l'écran de l'ordinateur.

Ce plaisir dura quelques temps. Puis s'estompa. Au bout de quelques jours, de quelques centaines de sentences, ma lecture n'étant plus aussi critique, le plaisir n'était plus aussi évident. Le nombre provoquait un effet de brouillage, comme un gavage de l'esprit qui sous les affichages divers ne lisait que l'unicité des formes. L'incroyable richesse des textes produits, capable, en quelques jours, de remplir des dizaines de recueils de pensées, parce que leur création désormais m'était sans mystère, m'apparut comme une pauvreté. Pire, je ne pouvais plus lire les auteurs que j'aimais sans déchiffrer, sous le texte, les règles. Il me semblait, parce que les sens divers provenaient d'un même programme, qu'ils n'avaient pas d'importance réelle, que toute chose dite l'était au même niveau d'indifférence. J'eus beau varier les figures, programmer d'autres tropes, imposer des formes intégrantes, multiplier les dictionnaires, cette impression désagréable ne disparut pas vraiment. Le plaisir de l'écriture relevait en partie de la naïveté de la démarche ; parce qu'elle montrait les ficelles, trop de maîtrise interdisait de croire à la vie des pantins et jouer du détournement n'eut d'autre effet que de me gâcher Lautréamont.

Je me dis alors que cette amertume ne venait que d'un manque d'investissement dans le procédé. Ce que j'avais fait n'était pas « comment j'écris mes livres... » mais « comment ils écrivent leurs livres... ». N'étant resté qu'au niveau de l'analyse, au mieux de la parodie, je ne m'étais pas réellement engagé dans une démarche d'écriture. Si j'éprouvais la satisfaction intellectuelle d'avoir démontré la justesse de mon approche théorique je ne pouvais, en aucune façon, ressentir l'emportement de la création... Aussi, je décidai d'aller plus loin : foin de modèles préétablis, je créerais moi— même les modèles. Ma maîtrise de l'algorithmique ayant évolué, je fixai trois tâches à ma portée, chacune destinée à vérifier une part de mes hypothèses. Parce que la prégnance des tropes tenait lieu de signification, je m'obligeai à produire du récit le moins marqué possible. Parce que l'abstraction analytique asséchait l'élan créateur, je m'imposai de produire du texte lyrique. Parce que l'interchangeabilité des termes dans l'univers des passions garantissait la vérité du dire, je me contraignis à ne parler que du concret, enserrer le monde possible de l'écriture dans les limites du monde réel descriptible.

Chacune de ces directions fournit matière à un programme.

Le premier rédigeait des histoires courtes ; le second écrivait, à la demande, en quelques dixièmes de secondes, des poèmes d'amour, de haine, d'admiration ou de rejet ; le troisième produisait à l'infini des poèmes d'observations sur la vie extérieure.

Du premier j'eus la joie de la densité. Il composait des romans courts très simples, à l'écriture volontairement plate : « Le plombier est venu réparer l'évier », ou « Il entre. Elle regarde : il s'assied. Ils se taisent » ou « Une jeune fille traverse la rue ». Leur concision, ne dépendait qu'en partie de mon manque de maîtrise dans la programmation de la langue. J'avais voulu cette disponibilité. C'était comme des filigranes de textes, des écorchés de ces récits que j'aurais pu écrire. En ce sens je m'y reconnaissais. Les réactions de mes lecteurs, lorsqu'ils ignoraient le procédé de fabrication, n'étaient pas différentes de celles qu'ils avaient devant ce que j'écrivais auparavant : acceptation— rejet, plaisir— indifférence, moquerie— enthousiasme, tout s'y retrouvait. Le lecteur lit, c'est son rôle. L'interrogation, l'inquiétude, ne sont le lot que de l'écrivain. Par simple adjonction de quelques contraintes de cohérence, j'obtins, au fur et à mesure de l'évolution de ma maîtrise des systèmes, des ensembles de plus en plus riches. D'abord des textes comme : « Il y a des gens dans la rue, je me demande ce qu'ils font. Une jeune fille traverse. Elle regarde » ; puis comme : « La pièce est grande, belle. Tout y respire l'ordre et la propreté, pourtant une chaise de bistrot, laquée de noir et au siège canné, jure avec le reste du mobilier et se trouve curieusement placée devant une porte. Aucune chaise n'est libre, sur chacune d'elle un objet : livre, magazine, journal, disque, vêtement, chaussure même. Vous marchez sur une pantoufle de femme. Il va bientôt être quinze heures. Vous savez maintenant à quoi vous en tenir. Les jeux ne sont pas faits. La porte s'ouvre à deux battants découvrant un groupe d'hommes et de femmes à l'air guilleret ». L'impression à la fois d'appartenance et d'étrangeté des textes à mon écriture ne fit que se renforcer au point que, les utilisant comme fragments, je pris rapidement l'habitude d'écrire à partir d'eux.

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