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Les labyrinthes de la vie
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23 novembre 2019

La solitude (5)

Comme il avait manqué l’essentiel du débat, René Retz décida alors de profiter de l’alibi que lui fournissait la salle pour, à son tour, ouvrir son ordinateur portable et consulter son courrier. Parmi de nombreux mèls, dont certains auxquels il savait déjà qu’il ne répondrait pas et qu’il détruisit aussitôt, le premier qui attira son attention provenait de “ andreas@drumming.quartet.de ”. Il l’ouvrit : “ Etrange coïncidence en effet, nous étions bien au Weisshorn il y a quelques jours et la carte postale que vous avez remarquée à Berlin est bien celle de notre groupe. Mais ce qui est plus extraordinaire encore, c’est que nous sommes également à Berlin aujourd’hui où nous participons à un festival d’art électronique… Ne trouvez-vous pas cela amusant ? J…”. René répondit aussitôt : “ Je suis moi-même à un festival d’art électronique où je dois intervenir dans quelques minutes, Transmediale, Klosterstrasse, il serait tout de même très surprenant que ce soit le même… ” A sa grande surprise, à peine son message envoyé, la réponse lui parvint : “ C’est bien le même, en ce moment je suis dans l’auditorium où je participe à un débat assez ennuyeux sur les instruments électroniques, et vous !… ” ; René enchaîna : “ moi aussi, je suis au dernier rang de la salle, à droite… ” ; “ Et moi, à la tribune, juste à droite de l’homme qui porte le tee-shirt “ urs.jonak@ness.com ”, vous ne pouvez pas ne pas me voir. Votre prénom est René puisque votre adresse est “ rene@away.no ” mais quel est votre nom ?… ”

Juste à ce moment-là, l’animateur prit la parole disant que le débat ayant déjà dépassé le temps imparti il devait s’arrêter et que, comme ils avaient pris du retard, il allait introduire immédiatement le suivant dont le thème était : “ la création esthétique des communautés virtuelles ”. Il dit avoir été averti que le professeur Retz était dans la salle et, pendant que les intervenants précédents quittaient la tribune, il lui demandait de venir prendre place devant le micro central. René se leva, se dirigea vers la gauche de la tribune et vit andréas — si tel était bien son nom — en descendre du côté droit puis, au lieu de se placer sur un de sièges vacants, sortir aussitôt de la salle. René Retz s’installa devant le micro mais, avant de commencer à parler, prit quelques secondes pour observer ce qui se passait : rien dans la salle n’avait changé, le même public, les mêmes ordinateurs ouverts, la même activité fébrile sur les claviers. Il se sentit soudain très seul, envahi par un sentiment de vide, de solitude oppressante, la certitude despotique qu’il n’intéresserait personne, qu’il n’était là que comme un alibi, un vase quelconque de pierre abandonné dans un coin de parc délaissé où plus personne ne passe depuis des années, signe comme un autre inutile dans la multitude des signes attendus. Il était là et ni lui ni personne n’en avaient rien à faire ; il était là parce qu’il avait été convenu qu’il devait être là, comme le micro, l’écran éteint ou les chaises abandonnées par les orateurs précédents. Son seul intérêt était d’être emblématique des solitudes absolues qui, pour continuer à croire en l’utilité de vivre, se droguaient à des ersatz d’échanges.

Il s’approcha du micro, dit “ merci ” d’une voix claire et forte, puis se leva, descendit de la tribune et quitta la salle sans se retourner, espérant vaguement encore pouvoir rencontrer andréas.

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