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Les labyrinthes de la vie
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23 novembre 2019

Le sens de la vie (4)

La modulation musicale du téléphone, interrompant le mouvement « molto vivace » de la « suite châtelaine » de Georges Enesco, le tira de ses réflexions. Il décrocha et vit que, du trottoir, un enfant d'une dizaine d'années le regardait avec curiosité. Cela ne lui déplut pas. On lui confirmait le rendez-vous à déjeuner. Il en profita pour vérifier son emploi du temps de l'après-midi et raccrocha alors que le feu du boulevard Arago passait au vert. Au moment même où, pour traverser, il accélérait une moto lui coupa la route ; pour éviter de la renverser, il dut freiner brutalement. La voiture qui le suivait ne pouvant s'arrêter aussi net le heurta. Ce contretemps l'agaça. Il sortit, vit que sa voiture n'avait subi aucun dommage. Ce n'était pas le cas du véhicule qui l'avait heurté et dont la calandre était passablement abîmée. Il fallut faire un constat. Lorsqu'il put repartir, il était presque onze heures et quart. Son rendez-vous n'était qu'à douze heures trente mais il aimait arriver en avance prendre le temps de flâner dans les quartiers où il se rendait, s'imprégner de leur atmosphère, découvrir des aspects cocasses, inattendus, remarquer des détails de façades ou d'architecture, noter quelques magasins particuliers, sentir l'odeur des rues, aussi cette perte de temps lui apparut-elle comme une spoliation. Il traversa sans encombre le boulevard de Port-Royal, s'engagea dans la rue Berthollet, à gauche rue Claude Bernard, à droite rue Gay-Lussac puis, pour éviter les zones toujours embouteillées des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, prit encore à gauche la petite rue de l'abbé de l'Épée que, traversant le boulevard Saint-Michel, il prolongea par la rue Auguste Comte longeant le jardin du Luxembourg pour, à droite, rejoindre la rue Guynemer. C'était l'heure de la sortie des écoles, la rue était pleine d'adolescents marchant sur les trottoirs en petites bandes. Il n'enviait pas leur jeunesse, ne regrettait nullement cette époque où il devait se plier aux horaires stricts des rythmes scolaires. Il serait aujourd'hui certainement incapable de se conformer aux rites qu'il ne s'était pas lui-même créés. Son début de poème lui revint en mémoire : « ne leur demandez pas ce qui donne un sens à leur vie... ». Changeant l'article, il opta soudain pour un vers de neuf syllabes : « ne leur demandez pas ce qui donne / du sens à leur vie... » et poursuivit mentalement : "ils marchent droit devant eux" mais c'était assez pompier et, de plus ne correspondait pas à ce qu'il pensait confusément. Ce début de texte l'obsédait mais il n'avançait pas. Il n'aimait pas cette situation. Il savait que, d'habitude, pour s'en dégager, il devait oublier quelques temps, laisser se faire le travail souterrain de l'esprit, attendre l'émergence naturelle, mais il savait aussi qu'il n'était pas facile de décrocher. Il essaya de se concentrer sur la deuxième sonate pour piano et violon de Maurice Ravel, de regarder l'église Saint Sulpice qu'il dépassait avant de tourner dans la rue du vieux colombier, de détailler les vitrines et les passantes mais ces tentatives de détournement n'étaient pas vraiment efficaces et des fragments de vers, tous aussi mauvais les uns que les autres, lui emplissaient l'esprit. La traversée du carrefour de la croix rouge, comme d'habitude encombré, fut assez difficile ainsi que, jusqu'au boulevard Raspail, le début de la rue de Grenelle. Il savait, pour l'avoir souvent empruntée, qu'après la traversée du boulevard, cette rue, peu fréquentée le mènerait sans encombres au moins jusqu'au Champ de Mars mais il n'avait pas prévu une des nombreuses manifestations qui, périodiquement, se déroulaient devant les bâtiments du Ministère de l'Éducation Nationale. La circulation étant interdite, il dut se résigner à faire une vaste boucle, se détourner par la rue Saint-Simon, prendre une portion du boulevard Saint-Germain puis du boulevard Raspail pour, par la rue du bac, rejoindre la rue de Babylone. « Ils vivent dans / un labyrinthe... » fut la suite logique de ce périple. Il était onze heures quarante-cinq. Il avait encore largement le temps d'atteindre Neuilly, lieu de son rendez-vous.

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