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Les labyrinthes de la vie
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23 novembre 2019

Le sens de la vie (3)

Passé le pont sous le périphérique, parce que le camion continuait tout droit, il prit rue des longues raies, boulevard Kellerman, rue Cacheux à droite et tout droit rue Barrault. Celle-ci, après la place de Rungis, coupée par des travaux, il bifurqua à gauche rue Boussingault puis à droite rue Vergniaud. Il se souvint avoir cherché dans le « Dictionnaire encyclopédique Quillet » — édition de 1935 léguée comme un trésor par ses grands parents et que, pour cette raison précise il chérissait particulièrement — les notices des personnages qui prêtaient leurs noms à ces rues : Boussingault était un agronome parisien du dix neuvième siècle, Vergniaud certainement le révolutionnaire exécuté en quatre-vingt treize mais Barrault — dont il ne pouvait croire qu'il s'agissait de Jean-Louis — et Cacheux restaient ignorés. Il s'était dit que, si la postérité pouvait avoir une importance quelconque, cette situation, par ce qu'elle comportait d'intriguant, était bien préférable à l'enfermement, dans cinq ou dix lignes de texte, du sens d'une vie de quatre-vingt cinq ou même de quarante ans. Vergniaud était définitivement "ondoyant et insaisissable", Boussingault fondateur de l'institut agronomique de Paris. Ces pensées l'occupèrent pleinement quelques minutes pendant lesquelles, aidé en cela par la souplesse de la boîte de vitesses automatique qui le déchargeait de l'essentiel de la fatigue d'une conduite en ville, il oublia presque qu'il était dans sa voiture essayant d'atteindre son but dans le labyrinthe des rues. Comme, pour éviter le sens interdit de la rue Vulpian, il empruntait sur quelques mètres le boulevard Auguste Blanqui avant de se réfugier dans la rue de la glacière, la suite du texte s'imposa : « ne leur demandez pas ce qui donne un sens à leur vie... ». Incontestablement le texte devait être ainsi. Il sentait que ce thème avait pour lui de l'importance, que sur ce point il pouvait dire des choses précises. Il essaya plusieurs prolongements : « ils ne s'en soucient pas », « leur vie est un labyrinthe de questions », « ils n'y songent jamais », mais aucun ne le satisfaisait vraiment car, outre qu'ils l'entraînaient vers une écriture trop abstraite, ils lui semblaient, intuitivement, ne pas permettre un déclenchement rythmique satisfaisant. « Dans la couleur du jour », tentative de retour à un concret plus sensuel lui sembla trop poncif et peu signifiant pour ce qu'il attendait. Les mots qui se présentaient d'abord n'exprimaient que la banalité d'expressions réflexes. Comme toujours la langue résistait. Il mâcha longuement ce début hésitant entre l'ampleur du vers de quatorze syllabes, la mesure rassurante parce que coutumière de l'alexandrin, le boitement du onze syllabes ou l'inachèvement du décasyllabe puis, avant de l'enregistrer, décida de s'en tenir là.

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